• Noblesse, noblesses... (Partie 1)

    Dans la France d'Ancien Régime, la société, profondément inégalitaire, était fondée sur une tripartition de la population entre clergé, noblesse et tiers état. Cette division en trois ordres, héritage de l'époque médiévale, se réfère aux trois fonctions considérées alors comme essentielles : en premier lieu prier, ce qui fait du clergé l'ordre prédominant ; deuxièmement se  battre, d'où la place accordée à la noblesse ; enfin travailler, fonction laissée au tiers état. Cette tripartition tend cependant à s'estomper à l'époque moderne (qui s'étend du XVIème siècle au XVIIIème siècle), au profit d'une opposition binaire, fondée sur la qualité, entre noblesse et roture. Ainsi, dans le Quatriesme traicté des droits du domaine (1582), le juriste Jean Bacquet écrit : "En France, il y a deux sortes de personnes : les uns sont nobles, les autres sont roturiers et non nobles. Et sous ces deux espèces sont compris tous les habitants du royaume : soient gens d'Eglise, gens de justice, gens faisant profession des armes, trésoriers, receveurs, marchands, laboureurs et autres". 

                                                            Noblesse, noblesses... (Partie 1)Noblesse, noblesses... (Partie 1)

    Ci-dessus, deux gravures issues de la série La noblesse de Jacques Callot (1592-1635), estampes réalisées entre 1620 et 1623 et conservées à la B.N.F., source : www.gallica.bnf.fr .

    1. Noblesse et qualité.

    Si la distinction entre noblesse et roture repose sur la qualité, cette dernière s'entend de deux manières :

    1. Une distinction lignagère et personnelle, "une vertu" et un genre de vie considérés comme dignes d'honneur et de révérence. Dans ce cas, les privilèges sont alors considérés comme une reconnaissance collective et coutumière et l'hérédité occupe une place centrale, le prince ne faisant qu'entériner un état de fait.
    2. Une distinction publique, un statut juridique garanti par la puissance souveraine et contrôlable par elle. Dans cette conception, si la "vertu" noble est également jugée nécessaire, la noblesse est avant tout la création du prince, dont seul le sceau peut lui donner son caractère de dignité publique.

    Peu à peu au cours de l'époque moderne, cette deuxième acception a pris le pas sur la première, sous l'effet de la volonté du pouvoir royal de contrôler le fait nobiliaire, alors que l'absolutisme s'impose de plus en plus au sein de la monarchie. Ainsi, celle-ci s'est efforcée, à partir des années 1560, de transformer en une limite nette et précise la zone indistincte et large qui sert encore au XVIème siècle de démarcation entre noblesse et roture, et qui fonctionnait comme un sas permettant à des candidats à l'agrégation dans la noblesse de s'y glisser clandestinement, tout en faisant oublier au fil du temps leur condition initiale de roturier. Même si le genre de vie noble n'a jamais été négligé par le pouvoir royal, bien au contraire — avec l'accent particulier mis sur les règles de dérogeance (qui interdisent notamment aux gentilshommes de faire "trafic de marchandises" ou de "prendre ou tenir fermes par eux ou personnes interposées") —, la clarification monarchique va porter sur les deux points les plus faciles à contrôler, la qualification et la filiation, qui vont devenir les deux éléments essentiels pour prouver sa noblesse.

    • La qualification. 

    L'ordonnance de Blois de 1579 fixe pour la première fois des règles claires en matière de qualification nobiliaire, afin de pouvoir s'attaquer frontalement au problème de l'usurpation. C'est la qualité d'écuyer et celle, immédiatement supérieure, de chevalier qui sont retenues, ce choix n'étant plus remis en cause par la suite jusqu'à la Révolution française. Le timbre qui surmonte les armoiries n'est plus pris en compte car, malgré un mandat en la matière de François Ier en 1535, les cas d'usurpation sont permanents.

    D'autres qualités peuvent malgré tout être admises dans certaines provinces ou certains lieux. Louis-Nicolas-Hyacinthe Chérin, dernier des généalogistes des Ordres du Roi, cite dans son Abrégé chronologique d'Edits, Déclarations (...) concernant le fait de noblesse (1788) "celle de noble dans les provinces de Flandres, Hainaut, Artois, Franche-Comté, Lyonnois, Bresse, Bugey, Dauphiné, Provence, Languedoc et Roussillon, et dans l'étendue des Parlements de Toulouse, Bordeaux et Pau ; celle de noble homme, en Normandie seulement".

    • La filiation.

    Avec une monarchie qui tend de plus en plus à réduire la noblesse au droit de porter une qualification reconnue par la législation royale, justifier de celle-ci ne peut se faire que de deux façons (sauf exception) :

    1. Soit par la possession lignagère : d'après l'édit de mars 1583 qui divise les nobles en deux catégories "ceux qui sont de maison et race noble".
    2. Soit par l'anoblissement : d'après ce même édit "ceux aussi, ou leurs ancêtres, qui ont obtenu des lettres d'anoblissement". Jean Bacquet, cité ci-dessus, y ajoute ceux qui ont été anoblis par leurs "offices et dignités".

    Pour les nobles qui font partie de la première catégorie, les légistes royaux se sont rapidement efforcés de définir cette notion de "race noble". Dans cette optique, ils ont tenté de déterminer l'ancienneté minimale requise pour pouvoir être qualifié de noble de race. Le Traité de la noblesse de Gilles-André de la Roque (1678) indique quatre générations au minimum, voire plus. On peut donc avoir dans cette catégorie tout à la fois des nobles qui peuvent prouver trois degrés (générations) nobles au-dessus d'eux en ligne paternelle, eux-mêmes formant le quatrième degré (ce qui veut dire que leur trisaïeul pouvait être roturier) et une noblesse immémoriale, remontant aux premiers siècles du Moyen Age.

    Seuls les nobles de race peuvent normalement prendre la qualité de gentilhomme, les autres n'étant que nobles. Dans les faits, l'usage du terme est beaucoup moins strict, mais il est courant au XVIème siècle de dire que si le roi peut faire un noble, il ne peut pas faire un gentilhomme. Seul le temps et l'hérédité le permettent.

    Dans tous les cas, la noblesse se transmet par les hommes, sauf exceptions coutumières (comme en Champagne).

    • Les autres "marques" de noblesse et les privilèges.

    En dehors de la qualification et de la filiation, les autres "marques" de noblesse et privilèges ne sont pas toujours spécifiques de la noblesse et ne sauraient donc suffire :

    1. La dispense du droit de franc-fief (dû aussi par les roturiers qui possèdent des fiefs) est sans nul doute l'un des plus fiables, au vu du zèle des commissaires du domaine royal à débusquer les faux nobles pour faire rentrer l'argent dans les caisses de l'Etat.
    2. Les privilèges judiciaires (dont la décapitation en cas de condamnation à mort) sont également plutôt bien respectés.
    3. Les privilèges fiscaux ne constituent pas un aussi bon marqueur. En effet, l'exemption de tailles est partagée par les bourgeois des villes privilégiés, tandis que dans les pays de taille réelle, où c'est la condition de la terre qui compte et non celle des personnes, les nobles paient pour leurs biens roturiers. De plus, à partir de 1695, ils sont soumis à la capitation, puis au cours du XVIIIème siècle au dixième et au vingtième.
    4. Le privilège de la chasse est ouvert dans certaines provinces aux roturiers.
    5. Les privilèges en matière de succession sont variables selon les provinces du royaume, pour faire simple entre droit d'aînesse et "partage noble".
    6. Enfin, d'autres signes ont une valeur symbolique : l'épée, les vêtements de soie réservés normalement aux gentilhommes, les armoiries timbrées, la particule. Ce ne sont pas cependant des indices de noblesse, d'autant que l'usurpation est très fréquente.

                                  Noblesse, noblesses... (Partie 1)     Noblesse, noblesses... (Partie 1)

    Noblesse, noblesses... (Partie 1)

    Ci-dessus, trois gravures d'Abraham Bosse (entre 1602 et 1604 - 1676), célèbre graveur du XVIIème siècle. Les deux premières font partie d'une série consacrée aux cinq sens (L'ouïe, Le goût), la dernière, Le Bal, comme les deux précédentes, illustrent bien l'idéal de vie noble de cette époque (sources : www.gallica.bnf.fr et http://expositions.bnf.fr/bosse).

    2. Un ordre en constante évolution.

    • La noblesse au seizième siècle.

    La noblesse, même si elle est de mieux en mieux délimitée par le pouvoir royal, reste difficile à appréhender sur le plan numérique. Une certitude malgré tout : les nobles sont beaucoup plus nombreux au XVIème siècle qu'à la fin du XVIIIème siècle.

    Avant 1579, date à laquelle elle est interdite, l'agrégation coutumière par la possession de fiefs pendant trois générations ou "tierce foi" est relativement facile. L'adoption du genre de vie noble, qui d'après Jean Bacquet consiste à "suivre les armes, aller aux guerres, même avoir eu charge de compagnies, avoir été capitaines, lieutenants, enseignes, guidons, hommes d'armes, hanter les gentilshommes, porter habits de gentilshommes, leurs femmes porter habits de demoiselles, et faire autres actes de nobles, sans avoir été assis à la taille", permet, compte tenu alors de son importance dans la définition de la condition nobiliaire, et s'il est pratiqué sur plusieurs générations, de se faire reconnaître comme noble. D'autant que dans cet auto-anoblissement, trois degrés suffisent pour définitivement s'intégrer à la noblesse, autrement dit jusqu'à ce que le plus ancien témoin vivant n'ait plus le souvenir d'une origine roturière. Les guerres de religion (1562-1598) facilitent encore un peu plus les agrégations au second ordre : ainsi le poète Agrippa d'Aubigné était le petit-fils d'un cordonnier de Loudun. Enfin, la multiplication des offices de cours souveraines ouvre d'autres possibilités d'anoblissement, avec par exemple la création de quatre nouveaux parlements entre 1499 et 1554 (Aix, Rouen, Dombes et Rennes).

    Le XVIème siècle est donc celui des anoblis, grâce aux différents modes d'anoblissement cités ci-dessus, avec des variations selon les provinces. La Normandie constitue une exception en la matière : l'agrégation par 40 années de possession de fief, interdite dès 1569, et les recherches de noblesse précoces (dès la fin du XVème siècle) mettent rapidement un terme aux auto-anoblissements, au profit des lettres d'anoblissement émanant du pouvoir royal. L'origine de ces anoblis est très diverse : beaucoup d'hommes de loi en Normandie, majoritairement des soldats et des marchands dans la Beauce.

    Le grand nombre d'anoblis, et surtout d'auto-anoblis, montre combien la noblesse est encore à cette époque affaire de considération sociale et de genre de vie lignager, plutôt que de statut juridique, mais complique encore un peu plus le recensement de la noblesse. La part de cette dernière dans la population globale est alors sans doute assez élevée en Normandie et en Bretagne (autour de 3%) et plus faible ailleurs (entre 1 et 2%).

    • La noblesse aux dix-septième et dix-huitième siècles.

    Dans la première moitié du XVIIème siècle, l'expansion nobiliaire se ralentit ou s'arrête selon les provinces.

    La grande Recherche ou Réformation de noblesse entreprise par les intendants dans l'ensemble du royaume à partir de 1666, à l'instigation de Colbert, et suivie par d'autres (jusqu'en 1727), amorce, voire accentue, la diminution du nombre de nobles. Avec ces recherches, c'est aussi le triomphe de la conception légaliste de la noblesse, avec des usurpateurs renvoyés à la taille. Cet énorme effort pour contrôler la composition du second ordre n'a pas abouti cependant pour autant à la création d'un catalogue de nobles et n'a pas totalement mis fin aux agrégations clandestines. Des ambiguïtés subsistent également au niveau du statut nobiliaire. Mais il a rejeté durablement un certain nombre d'aspirants à la noblesse dans la roture et rendu plus difficile l'usurpation, tout en valorisant l' "ancienne" noblesse.

    Ces recherches coïncident, qui plus est, avec un mouvement de mobilité descendante de la noblesse vers le tiers état. Ce mouvement touche "la plèbe nobiliaire", des familles trop peu fortunées pour soutenir les exigences de leur état, et qui vont être très durement touchées par un contexte économique défavorable à la fin du XVIIème siècle. La Bretagne est l'une des régions les plus durement impactées par ce mouvement de contraction : de 50 000 nobles environ vers 1650, on passe à 21 000 vers 1700 et 15 000 en 1789.

    Pour l'ensemble de la France, on peut avancer une baisse de 50% de l'effectif nobiliaire entre 1650 et 1789 et ce malgré les anoblissements qui continuent à apporter du sang neuf, surtout sous le règne de Louis XIV (1643-1715), qui, pour renflouer les caisses du trésor royal, vend les lettres d'anoblissement par fournées (ainsi 500 lettres sont vendues en 1696). Pour la période comprise entre 1715 et 1789, on estime qu'il y aurait eu environ 10 000 anoblissements (dont 1000 par lettres, qui ont cessé d'être vénales).

    A la veille de la Révolution française, les historiens estiment le nombre de nobles dans le royaume entre 80 000 et 400 000 personnes, ce qui représente un pourcentage de la population totale compris entre 0,3 et 1,5%.

    L'effort de codification de la noblesse entrepris par la monarchie a donc délimité un ordre à la fois juridique et social, d'une grande hétérogénéité, tant au niveau de la richesse, de la dignité ou encore du mode d'existence, mais uni au delà des différences par la conscience d'une forme de supériorité qui exacerbe le sentiment de l'honneur et le souci de la grandeur et du prestige des lignages (ce qui passe notamment par des stratégies d'alliances en adéquation).

    La deuxième partie de cet article portera sur les différentes catégories qui composent la noblesse.

    « Liste des lignages.Les jardins du pays d'Auge à Cambremer, coup de coeur de ces journées du patrimoine... »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :